Le 13 décembre 2018, le Stics asbl et spmt arista asbl vous ont proposé une journée de réflexion sur « La souffrance psychosociale des travailleurs – Constats et recommandations vers les responsables d’organisations ».  

Un large panel d’experts, issus d’horizons variés, a apporté des recommandations en matière de bonnes pratiques. En images, témoignages de nos intervenants :

 

  • Virginie Di Giamberardino, conseiller en prévention pour les aspects psychosociaux et coordinatrice d’équipe, spmt arista

Je pense ne pas me tromper en mentionnant que vous devez tous connaître la chanson d’Henri Salvador mentionnant : le travail c’est la santé, mais ne rien faire, c’est la conserver » ou encore l’expression bien connue « les prisonniers du boulot ne font pas de vieux os » ?
Alors est-il possible de conserver sa santé tout en travaillant en sachant que le terme même de « travail » vient du latin tripalium qui signifie lui-même « instrument de torture » ?
Personnellement, je pense que la souffrance est inévitable mais tout en sachant que la souffrance va être dommageable pour la santé lorsqu’elle est systématique, lorsqu’elle devient chronique et pas ponctuelle, un peu comme le stress.
Mais je pense qu’il est possible de continuer à travailler tout en maintenant un état de santé qui est tout à fait correct.  Et heureusement.  C’est pour ça qu’on est là aussi en tant que conseiller en prévention pour les aspects psycho-sociaux.
Au niveau des constats, dans ma pratique professionnelle de conseiller en prévention et malgré le fait que la souffrance soit une notion extrêmement vaste, extrêmement complexe, qui se décline sous différentes formes et qui dépend du seuil de tolérance de chaque individu, je pense pouvoir dire que toutes les personnes que j’ai rencontrées souffraient au travail.  J’ai pu constater également qu’elles se manifestent lorsque une ou plusieurs composantes du bien-être au travail étaient écorchées, étaient mal gérées, que ce soit par l’employeur en général ou par le travailleur en particulier.
Quand je parle des composantes du bien-être, il y en a cinq.
Je parle de l’organisation du travail relative à la répartition des tâches, aux objectifs de la fonction, à la mise en place de procédures, au style de management, à la reconnaissance, à l’équité, à la participation aux prises de décisions.
Quand je parle de contenu de travail, là je fais référence à la quantité, au rythme de travail, à la charge émotionnelle et physique.
Quand je parle de conditions de travail je parle plutôt du contrat de travail, des horaires, des formations mais également des évaluations.
Les conditions de vie au  travail ce sont les conditions matérielles et physiques dans lesquelles vous êtes amenés à travailler.
Ensuite le climat psycho-social, ce sera plutôt  les relations que vous entretenez avec vos collègues, avec votre supérieur hiérarchique, la communication, la collaboration avec les différents services ou départements.
Plus ces dimensions seront touchées ou mal gérées, plus la souffrance de l’individu sera importante.
Concrètement parlant, nous pouvons vous aider.  Je ne sais pas s’il y a des employeurs dans la salle, mais vous n’êtes pas seuls.
Nous, conseillers en prévention, nous sommes là pour vous aider.

Au point de vue des recommandations, que pouvons-nous faire ?
On peut agir sur la prévention primaire, secondaire et tertiaire.  On sera bien plus performants lorsque l’on agit en prévention primaire, ce qui est assez rare et je le déplore.
On peut en prévention primaire, accompagner l’employeur dans des formations.  Une formation qui fonctionne vraiment bien est la sensibilisation des membres de la ligne hiérarchique aux cas de souffrance au travail.  Comment peut-on aider les managers de proximité à détecter les signaux avant-coureurs d’un éventuel burn out ou d’un arrêt maladie de longue durée ?
Vous le savez, avant de tomber en incapacité de travail, on va pouvoir constater chez le collaborateur un changement de comportement et d’attitude.  Il est très important de pouvoir conscientiser l’employeur ou le management à cela pour qu’ils puissent intervenir en amont de la façon la plus adéquate possible.
On peut également les former en gestion d’équipe, en gestion du stress.  On va pouvoir former et sensibiliser les personnes  de confiance.  Plus elles seront efficaces et formées, plus elles limiteront les cas de conflit ou de harcèlement moral, sexuel, de violence au travail au sein de l’organisation.
On va pouvoir également collaborer avec l’employeur dans sa politique de prévention et de bien-être au travail en travaillant sur la CCT 100 qui concerne les assuétudes au travail etc…
Souvent, on est mandatés par l’employeur, mais on peut aussi être mandatés par le travailleur dans le cas de dossiers plus informels.
Ce qu’on va faire aussi dans la prévention primaire, on va réaliser des analyses de risques globales.
On a parlé ce matin dans le film « Burning out » d’audit.  Ce n’est pas du tout ce genre-là d’audit que nous faisons.  Nous interrogeons directement les collaborateurs pour pouvoir s’imprégner de leur réalité de travail.  Nous faisons différents types d’enquêtes en fonction des éléments contextuels que vont nous apporter l’employeur, les membres des ressources humaines, etc.  et nous nous rendons sur le terrain à la rencontre des travailleurs et nous travaillons avec eux sur les cinq dimensions du bien-être au travail.
Les analyses de risques globales c’est quand un employeur veut avoir une photographie du climat psycho-social à un moment donné.  Il n’y a pas encore de véritable tension au sein d’un service ou d’un département en particulier.
Nous allons agir en prévention secondaire et tertiaire via des analyses de risques à postériori, généralement lorsqu’il y a des problèmes.  Nous allons pouvoir agir en collaboration avec les travailleurs et les membres de la ligne hiérarchique.
Nous intervenons également dans des dossiers formels concernant les plaintes pour harcèlement moral, sexuel, violence au travail où nous allons mener un job d’enquêteur, nous allons interroger le demandeur, la personne mise en cause, différents témoins et nous remettons à l’employeur un rapport rempli de recommandations individuelles et collectives. Nous l’accompagnons dans un plan d’action pour que ce type de situation ne se reproduise plus.

 

  • John Cultiaux, Docteur en Sciences Sociales à l’UCL

J’interviens essentiellement dans le secteur non-marchand, public, économie sociale , sur des questions qui peuvent être des questions de problématique de santé au travail ou des thématiques qui nous y amènent de manière indirecte comme la coopération, le développement d’une réflexion sur la formation, etc.
Le premier élément dont je peux témoigner c’est que non seulement la souffrance est inhérente au monde du travail, je vais parler d’épreuve, tout travail est éprouvant, mais jusqu’à un certain point, ce n’est pas un problème.  Il y a toute une série d’épreuves que nous subissons, que nous traversons quotidiennement au travail et qui construisent notre professionnalité.   S’il n’y avait pas d’épreuve, on ne progresserait pas dans notre métier, dans notre expertise.
Il faut commencer par distinguer les épreuves qui ont une certaine légitimité, dont on dirait qu’elles sont au cœur du métier.
Pour un travailleur social être face à un usager violent fait partie du métier.  Le problème, c’est tout ce qu’il y a autour et qui empêche de prendre des mesures préventives pour éviter la violence, tout ce qui vient compliquer le travail.
Il y a une distinction entre les épreuves qui sont au cœur du travail et tout ce qui vient compliquer l’exercice du travail, tout ce qui vient de l’extérieur et qui vient s’imposer dans l’exécution normale du travail pour la rendre pénible. Ce serait presque impossible de faire une liste de toutes ces complications. Par contre, une typologie c’est possible, on peut classer tout ça.
Ces épreuves qui peuvent être considérées comme illégitimes s’imposent d’abord au niveau de l’individu, ça vient compliquer le travail et ça crée une expérience négative. L’individu se débat avec ça, ne s’en sort pas et est renvoyé à sa limite, à ses difficultés, à sa volonté de tenir bon, parfois trop longtemps ou parfois de trop bien tenir dans des conditions de travail difficiles, jusqu’au moment où il craque.
C’est un problème individuel, mais c’est aussi un problème qui est le produit de conditions de travail, qui a aussi une dimension organisationnelle et managériale. On est dans des conditions qui nous empêchent de faire du bon travail, qui nous empêchent d’affronter ces épreuves professionnelles.
Ces organisations ne choisissent pas de mettre les individus dans de mauvaises conditions. Elles le font parfois par maladresse et souvent parce qu’elles-mêmes en sont victimes.
Le témoignage de ce matin d’un directeur qui disait : « dans le social, je dois dire aux gens de faire du chiffre », ça ne vient pas de lui, il y a une dimension politique.  Cette souffrance au travail, elle a une dimension politique.
Il y a cette difficulté ou ces incohérences, ces contradictions qui se posent au niveau social.  On a de plus en plus besoin de travailleurs sociaux pour accompagner les gens et on a de moins en moins de sous. Faire plus avec moins. On y arrive en partie, mais on relâche les choses sur le travailleur lui-même qui, face à l’usager, est contraint de faire plus avec moins.
Ces épreuves ne sont pas individuelles, elles ne sont pas liées à un mauvais management ou à une volonté politique, c’est les trois en même temps, et c’est l’articulation des trois qui pose problème. Agir sur ces problématiques psycho-sociales en tant que directeur d’institution c’est déjà admettre cette complexité.  C’est déjà admettre que ce n’est pas la faute de mon management, que ce n’est pas de la faute de la personne, ni du contexte, mais que c’est la manière dont les trois se renforcent, créent un système qui contraint le travail, contraint le travailleur, qui l’empêche de devenir ce qui pourrait être une source d’épanouissement, une source de valorisation personnelle.
Dire que la souffrance est à la fois politique et organisationnelle via l’expérience des travailleurs et des collectifs, ça veut dire que toute solution qui ne s’attaquerait qu’à une seule dimension de ce problème (pensée positive, team buildings…)  est insuffisante.
Si c’est complexe, les solutions clé en mains ne fonctionnent pas.  La solution va émerger d’un appui sur le travail réel. C’est quoi le travail de cette organisation, comment se déploie-t-il et où se complique-t-il ?  On va travailler sur ces nœuds, prendre le temps, accepter les erreurs, cheminer ensemble. Fondamentalement, l’expertise est du côté des travailleurs. Si on doit intervenir, si la souffrance au travail est bien un phénomène complexe, si les problématiques psycho-sociales sont bien des phénomènes complexes, ça veut dire malheureusement qu’aucun acteur ne sait pourquoi et ne sait comment.
Ma pratique, c’est comprendre le travail, partir du réel du travail et essayer de reconstruire, de comprendre  à quelle condition on peut donner du sens, ou pas, à cette souffrance, en quoi c’est une épreuve sensée ou insensée et reconquérir la puissance d’agir. L’intervention consiste à redonner aux individus la distance critique nécessaire pour repenser leur travail ou leurs conditions de travail et les réélaborer.
L’apport d’un tiers (conseiller en prévention ou autre intervenant), quelqu’un qui n’est pas dans le système, quelqu’un qui va apporter un regard extérieur, poser des questions fondamentales, peut être d’une grande utilité.
Pour moi cette procédure passe nettement avant les outils. Penser outils avant de penser procédure, c’est comme si le médecin vous donnait le médicament avant d’avoir établi le diagnostic.
Face à ces questions éminemment complexes, toujours singulières,  il faut adopter une posture humble, admettre la complexité des choses, admettre qu’il faut repartir d’une compréhension du réel du travail pour ensuite remonter et déployer des outils, des outils d’intervision, de co-développement, d’analyse en groupe.  Ces outils vont avoir comme objectif principal de donner la parole ou de permettre aux travailleurs de s’exprimer, de disposer d’un espace pour s’exprimer sur leurs conditions de travail de manière critique. Ensuite, il faut dépasser ce constat et envisager la création patiente de solutions adaptées à la réalité du travail.  Faire de l’accompagnement avec la même rigueur que celle que l’on a utilisée pour collecter les données,  utiliser la même rigueur méthodologique pour accompagner le déploiement de solutions,  accepter qu’on se trompe, qu’on fasse des erreurs.

 

  • Annick FanielSociologue au Centre d’expertise et de ressources pour l’enfance asbl 

Je viens vous parler en tant que sociologue, chercheur et responsable du CERE, de deux métiers et deux fonctions qui sont non reconnus, qui sont invisibles aujourd’hui.
Je parlerai plus précisément d’une recherche exploratoire que nous avons menée avec la Fédération des soins maternels et infantiles, qui est une recherche auprès des puéricultrices.  J’insiste parce qu’il y a excessivement peu de puériculteurs, c’est un métier féminin.
Je mettrai aussi en valeur notre étude de cette année qui porte sur les éducateurs en milieu scolaire parce qu’il y a des similitudes, il y a des choses à dire sur ces métiers qui relèvent du « care », donc du soin  et qui créent évidemment de la souffrance.
Ce qui me semble important par rapport au fait que je viens au nom du CERE, c’est dans le domaine de l’enfance, donc on parle des petits, de la naissance, de l’enfance, du développement, on parle d’êtres qui ne sont pas encore autonomes, qui ont besoin d’accompagnement.  Par rapport à la souffrance dans le travail, cette souffrance professionnelle est questionnable.  En tant que puéricultrice ou éducateur, il y a un lien avec l’enfant, on doit répondre à ses besoins.
J’entends beaucoup parler de besoins, de bien-être.  L’être humain a des besoins, des besoins alimentaires, des besoins de sécurité, des besoins d’appartenance, des besoins affectifs pour pouvoir avoir une estime de soi, pour pouvoir réfléchir, avoir un recul, pour pouvoir avoir des projets pour pouvoir atteindre ce bien-être.

On a mené cette recherche exploratoire auprès des puéricultrices. Au CERE, on donne des formations aux professionnels de l’enfance, puéricultrices et éducateurs.  A partir de tous ces matériaux, de tous ces témoignages, on s’est dit qu’il y avait des choses à exprimer par rapport à la souffrance et à l’incohérence au sein du travail, surtout à l’invisibilité.  Je me réfère au pacte d’excellence de l’enseignement qui dans un premier temps, a oublié la présence des éducateurs en milieu scolaire et qui est en train de faire un travail pour mettre en valeur la fonction de l’éducateur.

La recherche menée avec la Fédération l’an passé est sortie cette année sous forme de brochure qui s’intitule : « un certain regard de terrain sur l’accueil de l’enfance à Bruxelles », il me semble qu’il faut rappeler qu’il y a un manque de reconnaissance manifeste du travail.  C’est un travail dit féminin, dit naturel, changer un enfant, le nourrir, s’occuper de lui, n’est pas ou peu considéré comme étant un travail à part entière. Il y a cette difficulté de mettre en valeur un travail.  Sur le terrain, ça se traduit par le fait qu’on va presque imposer des activités à des bébés, on les fait dessiner très tôt pour montrer, pour quantifier, parce que le travail technique et sanitaire n’est pas visible, n’est pas considéré comme étant un réel travail.
Il y a aussi une précarité du travail, pas dans les milieux d’accueil, mais pour les accueillantes à domicile qui jusqu’il y a peu n’avaient pas de statut, n’avaient pas droit à des congés, dont le salaire dépendait du nombre d’enfants présents.
Ce sont des personnes qui ne se sentent pas reconnues dans leur métier, dans leur quotidien, dans la relation.  Les éducateurs doivent établir un lien de confiance avec les jeunes, le lien est essentiel.
Ils les voient au quotidien, ils les observent, c’est toutes sortes de compétences qui sont développées.
Les puéricultrices ont une formation de base pour faire leur métier, un métier sur lequel elles essayent de réfléchir et on leur impose des actes assez techniques. Cela peut entraîner des difficultés relationnelles au sein de l’équipe.
On touche ici à l’éducation, à des êtres en plein développement, des êtres qui ont des besoins auxquels on ne peut pas toujours répondre.

Manque de moyens matériels, manque de moyens humains, avoir un.e collègue qui n’a pas de formation de base mais qui est engagée parce qu’elle coûte moins cher, parce qu’il faut travailler dans l’urgence, parce qu’il y a un turnover dû à un burn out…
Manque de moyens humains et manque de temps.  Tout ce qui représente le travail non quantifiable, on ne lui accorde pas de temps, on ne le voit pas, or c’est un temps énorme.

La fragilité du « care ». Nous l’envisageons au sein du CERE sur base de la théorie de Joan Tronto et Berenice Fisher, comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible.  Ce qui nous paraît vraiment important c’est de montrer en quoi les métiers du soin sont des métiers qui ont des compétences, ce sont des métiers construits.  On n’accompagne pas un jeune sur base d’une émotion, sur base d’une spontanéité. Il y a toute une réflexion, toute une démarche, des étapes dans l’accompagnement.  Ce sont des choses qui sont apprises.
C’est la même chose pour s’occuper d’un enfant.  Tout parent le dit, on apprend tous les jours, c’est compliqué d’être parent.  Tout le rapport à l’humain c’est un travail difficile, c’est un travail délicat, c’est un travail minutieux, qui demande un temps de réflexion, qui demande un soutien de la part de l’équipe.  C’est un alliage à la fois de soutien politique, de recul par rapport à sa propre pratique et un soutien de la structure elle-même et de l’employeur évidemment.

Au niveau des recommandations,  c’est considérer le métier de soin en tant que pratique professionnelle, rappeler que c’est un travail qui demande rémunération et qui demande reconnaissance, qui demande soutien, qui demande d’être reconsidéré et de le valoriser.
Pour cela il faut des moyens, notamment du temps.
Aujourd’hui un éducateur engagé de manière prioritaire est un éducateur spécialisé qui a une formation de base qui permet de l’introduire dans une école avec des compétences.  Ce n’est plus quelqu’un qui arrive sans métier. C’est un statut.
Au niveau de la recherche sur les puéricultrices, il y a aujourd’hui un projet pilote, d’un statut de salariées des accueillantes qui a été signé le 29 avril 2018.  Il donne droit à un revenu fixe, à des jours de congé légaux, au chômage, au pécule de vacances quel que soit le nombre d’enfants  accueillis.
Favoriser la communication et le travail de collaboration, c’est pouvoir permettre aux personnes de première  ligne qui travaillent avec des enfants en développement, qui connaissent les enfants, les jeunes, grâce à un travail d’observation qui est mené sur le terrain au quotidien,  d’être intégrés au sein des équipes pluri disciplinaires, prendre leur parole en considération.
Vis-à-vis des puéricultrices qui ont des injonctions de la part de l’ONE, de la part de leur employeur, de la part des parents,  les reconnaître comme des professionnelles et nourrir cette communication qui est une première reconnaissance.
Pour ces personnes de terrain qui font leur métier avec cœur, aller les voir, communiquer avec eux, prendre leur parole en considération.

 

  • Emmanuel Nicolas, Anthropologue, intervenant au Stics asbl

Je voulais démarrer avec une première réflexion suite à ce film.  Je pensais vraiment que c’était un film autour des métiers du soin plus qu’autour du burn-out, qui est un terme qui me gêne toujours.

Le métier du soin porte vraiment le symptôme de cette dégradation du tissu social, que ce soit le soin au niveau médical mais aussi au niveau social et à tous les niveaux.  En tant qu’anthropologue, en tant que superviseur et formateur d’assistants sociaux et d’infirmières dans la région de Charleroi, je suis toujours touché par cette question du soin et par une question qu’on oublie souvent c’est que la souffrance est inhérente aux métiers du soin. Que ce soit le chaman, l’assistant social, l’infirmière ou le médecin, la souffrance fait partie du soin et c’est le processus de rétablissement du soignant qui va permettre au soigné de se rétablir lui-même, sous forme de dialogue et d’implication.
Or ce qu’on constate lors des formations, lors des supervisions, c’est que les professionnels souffrent, mais ne souffrent pas pour les bonnes raisons : pas pour les questions de soins, mais pour tout ce qui concerne les alentours.  Je pense notamment à une aide-soignante dans une maison de repos qui doit faire la toilette d’une personne âgée en moins de quatre minutes.
Je pense à ces engueulades continuelles dans les métiers du soin, parce qu’il n’y a pas de lieu pour se dire les choses.  Je pense aussi à ces assistants sociaux qui doivent « activer » des personnes à tout prix sous les injonctions des CPAS (notamment) et ont six mois pour que la personne trouve un logement, une formation et un emploi. Les parcours d’intégration aussi.  Tout ce qu’on met comme contraintes qui portent atteinte au soin. Le soin en est affecté, dans les deux sens du terme.

La vision que j’ai par rapport à cette question-là, c’est comment on peut accompagner, aider les soignants à mieux souffrir plutôt que les empêcher de souffrir. Ça veut dire souffrir pour les bonnes raisons.
Je voudrais partir de quelques constats qui ont déjà été nommés et qui se retrouvent dans ce film.
La logique de performance dans le soin, qui est toujours bien présente et prégnante.
Le manque de lieux où déposer les difficultés.  Quand les lieux existent, ils sont dénaturés.
Il y a aussi une précarité de langage ; pour moi le terme burn-out est une précarité de langage, qui comme tous ces termes anglais, ont tendance à globaliser quelque chose, un peu comme si c’était une maladie. Cette précarité de langage existe aussi dans les termes de la violence ; on globalise sous forme de violence alors qu’il y a différentes formes d’agressivité.  La précarité de langage empêche une analyse.
Le travailleur se sent pris dans le système où seul prime le travail prescrit et les contraintes budgétaires. On n’a plus le temps d’écouter les personnes.  L’administratif constitue 70 % du temps de travail.  La dimension instituante de l’institution (ce qu’elle produit comme effet) est mise au second plan.  Les soignants disent que l’institution perd de son humanité et eux perdent le sens du travail. Je comprends le sens dans ses trois dimensions : la direction, la signification de ce que nous faisons et les différents sens qui sont mobilisés quand nous travaillons.

En tant qu’anthropologue qui s’intéresse aussi aux effets sur la santé mentale de la précarité, ce que j’observe aussi chez les intervenants, ce sont les troubles du « trop proche » avec leur public.
Un peu comme si il y avait une forme de mimétisme avec le public.  Je vois de plus en plus de jeunes travailleurs sociaux prendre des dopants pour pouvoir tenir, ou des antidépresseurs.
La consommation d’alcool chez les médecins généralistes est bien présente..
On voit ces symptômes de la société arriver de manière assez flagrante dans les métiers du soin.
Ces métiers sont un défi majeur de notre société.
La souffrance du soignant est souvent exogène à la relation de soin.  On a tendance à mettre le bénéficiaire au centre des préoccupations.

Il faut remettre la relation de soin au centre des préoccupations et impliquer la manière dont on peut prendre soin, dans sa dimension de « care »,  de ceux qui prennent soin de nous.
Comment aider les soignants à mieux souffrir pour les bonnes raisons, avec les bonnes personnes, avec le bon sens. Qu’il y ait du bon sens dans leur souffrance.

Dans les écoles sociales ou les écoles d’infirmières, on ne parle plus de patient mais de client, comme si le paradigme managérial était complètement rentré dans le syllabus.  On parle aussi de la bonne distance avec ces clients. J’aurais tendance à inverser cette posture et dire il faut avant tout réfléchir à la juste présence avant de questionner la juste distance.
Envisager la relation de soin comme le lieu de rétablissement au centre des préoccupations et réfléchir sur les pratiques de soin à tous les niveaux de l’hôpital, de la structure et y intégrer tout le personnel et aussi les patients.
Quand on fait l’évaluation du personnel, ce qui les met en souffrance, c’est l’évaluation des compétences.  Il me semble plus important d’envisager les ressources et les fragilités plutôt que les compétences et les incompétences.
Les travailleurs aussi ont des ressources pour améliorer l’institution.  Les évaluations peuvent être des co-constructions pour envisager comment on peut mieux travailler ensemble et améliorer l’outil, le métier et la profession.
Il s’agit d’une dimension éthique ; il y a un engagement à tenir pour que les professionnels puissent dire et se dire, renforcer  les capabilités,  aider à se sentir capable d’intervenir.
Il y a une éthique de la responsabilité partagée : comment les travailleurs à tous les niveaux peuvent intervenir et prendre une responsabilité dans l’organisation.
Il faut mettre en place des pratiques où les gens apprennent à se connaître et à se reconnaître.
Les pratiques de transmission intergénérationnelles sont également importantes.

Ces recommandations sont plus des idées qui visent à rééquilibrer le triangle d’intervention entre les bénéficiaires, l’intervenant et l’institution.

 

  • Yassine KhadiraChef de service au CHU Brugmann

J’ai travaillé une dizaine d’années aux soins intensifs puis j’ai géré pas mal de secteurs, notamment les urgences, le quartier opératoire, les soins intensifs, etc.
Depuis quelques années je suis responsable du service formations, je m’occupe du suivi des objectifs stratégiques du département et je suis adjoint à la direction du département.

Mon intervention va se limiter au département infirmier et paramédical.
Chez nous, on parle toujours du patient et notre vision, c’est le patient au centre.  Autour du patient, nous voyons les équipes pluridisciplinaires collaborer et travailler ensemble.
Le responsable a un rôle de leadership « servant » ; il vient en support et en soutien aux équipes.

Deux thématiques sont très importantes pour nous : la reconnaissance d’une part, reconnaître le rôle de chacun dans son travail et la responsabilité d’autre part.

Nous voyons nos responsables leaders plutôt que managers, nous travaillons avec eux pour qu’ils puissent inspirer et motiver les équipes et leur permettre d’être partie prenante et d’intervenir dans les changements qui les concernent.  Nous parlons beaucoup de courage managérial.  Le chef porte une responsabilité de ce qui se passe dans son unité ou auprès de son équipe.

Nous avons énormément travaillé ces trois dernières années sur la communication professionnelle et l’importance du feed-back.  Les collaborateurs doivent se donner un feed-back constructif, communiquer par rapport à leur travail. Il faut aussi pouvoir le recevoir, même si cela renvoie une image de soi-même qui n’est pas nécessairement la bonne.
Celui qui met l’accent sur un problème, sur un événement indésirable ne doit pas en subir les conséquences mais doit être remercié de l’avoir déclaré.
Avoir un niveau de compétence adéquat, mettre à jour son niveau de compétences, être autonome dans son travail et avoir le sentiment d’appartenir à une équipe sont des choses excessivement importantes.
Dans l’exécution de cette stratégie, nous essayons d’être le plus concret possible pour les unités de soin en leur apportant le support adéquat.

L’hôpital est un milieu complexe, plus difficile à gérer qu’un aéroport.  Nous sommes dans un contexte de pression économique énorme et un contexte de pénurie puisqu’il n’y a pas assez de personnel soignant ni de personnel médical.
Au sein de notre département nous avons quinze métiers différents, ce qui rend la collaboration difficile et peut entraîner des comportements malveillants.
Les conséquences sont de deux types : soit on arrive à avoir des unités de soins, des équipes qui travaillent dans le respect et dans la collaboration,  soit on arrive à des situations explosives avec de l’indignation, avec de la souffrance.  Nous avons aujourd’hui encore quelques dossiers de charge psychosociale qui sont traités par an sur l’ensemble de nos 3000 collaborateurs.
Le traitement est assez classique, des recommandations, travailler sur les valeurs, sur le cadre et les règles.

Ma recommandation est de ne pas pratiquer la politique de l’autruche : quand un problème est là, il ne sert à rien de faire semblant de ne pas le voir ou de croire  que le problème va se résoudre par lui-même.
Nous sommes toujours frustrés quand il y a un dossier officiel  d’analyse de charge psychosociale, à cause de la lenteur de ce dossier, parce qu’il y a de la souffrance, parfois de toute une équipe et que le rapport nous parvient plusieurs mois après.

Nous travaillons sur les missions et les valeurs des collaborateurs.  Comment concrétiser ces valeurs dans son comportement ?
Outre les compétences professionnelles, il y a ce qu’on appelle les « soft skills » : la communication et l’interaction avec les collègues.

Un grand travail pour lequel nous avons établi un trajet de formation  est d’accompagner les responsables dans leur métier de chef. Il y a une forte demande de leur part pour avoir des outils, pour avoir de l’aide.  Nous abordons également l’éthique du responsable.

Par rapport aux directions, nous leur recommandons de se déplacer, d’aller voir sur le terrain. Souvent les directions sont absentes du terrain, mais c’est un enjeu majeur que les collaborateurs se sentent entendus et soutenus.

 

  • Nicolas LatteurSociologue et formateur au Cepag

Je vais aborder un certain nombre d’aspects liés à la souffrance psychosociale.

Le premier aspect est une approche générale : resituer le travail.  Le travail est une question politique, c’est-à-dire une question qui engage la société dans son ensemble.
Le deuxième élément est le statut, la relation juridique dans laquelle on travaille est souvent peu pensée quand on parle de risques psychosociaux ou de souffrance psychosociale.  Le statut du salarié est un élément déterminant. Les salariés n’ont pas de reconnaissance de leur droit à intervenir sur les fins et les moyens de leur travail. Il y a des processus de participation engagés dans certaines équipes, qui produisent des résultats divers, mais il n’y a pas de transformation du statut de salarié.
Ce statut produit une forme d’illégitimité : dans le champ médiatique et dans le champ politique ou institutionnel, il faut constater que ce ne sont pas les salariés qui parlent du travail, c’est plutôt les personnes qui entendent régenter le travail et l’organisation du travail. Aujourd’hui, le travail est pensé à partir de critères gestionnaires.
Le deuxième aspect est basé sur la parole recueillie lors de rencontres avec des salariés de secteurs d’activités différents lors de formations.
Tous les salariés sont l’objet d’un processus de pouvoir et des mêmes stratégies de pouvoir.
C’est l’exemple du système Toyota, système très structuré basé sur la chasse aux temps morts, la déstructuration des organisations syndicales indépendantes, la mise au pas des salariés dans un processus où on institue en permanence le sous-effectif.
C’est ce type de situation que vivent en permanence les travailleurs sociaux, qui les prive de la possibilité de pouvoir redéfinir les finalités de leur travail.
Les méthodes gestionnaires produisent la précarité subjective ; en instituant le sous-effectif, les restructurations permanentes, les méthodes d’évaluation individualisées des performances et des compétences, des logiques de flexibilité, des critères d’employabilité, on développe une violence au travail qui met en danger des collectifs.
Cette précarité subjective se combine avec une précarité objective, où les droits fondamentaux des salariés sont compromis. La liberté d’expression, les droits sociaux, la législation sur le temps de travail sont souvent bafoués.
Cela produit de la souffrance mais pas uniquement.  Il y a de l’indignation, de l’intériorisation, des remises en question.  La souffrance est une des réactions par rapport aux relations de travail telles qu’elles sont aujourd’hui.

Les recommandations visent à soutenir des pistes, des formes d’exploration.
D’abord soutenir les développements de pratiques professionnelles autonomes, créer des digues par rapport aux logiques gestionnaires, qui permettent de construire des pratiques professionnelles collectives, coopératives et autonomes.
Ensuite, lutter contre les formes de bureaucratisation du travail et les logiques de gouvernance qui encadrent énormément de travailleurs sociaux à l’intérieur de critères qu’ils n’ont pas choisis, qu’ils n’ont pas définis collectivement. Les travailleurs sont confrontés à des normes, des indicateurs de performance. Ceux-ci produisent le pouvoir de l’abstraction : la réalité du travail est transformée en une unité homogène, toute la dimension qualitative est dégradée avec une perte de sens du travail effectué.
Certains individus essayent de redéfinir du sens mais cela génère ce que l’on appelle la construction sociale de l’indifférence.  Cette recherche du chiffre à tout prix génère énormément d’indifférence. La manière de se défendre d’un certain nombre de salariés c’est d’agir pour atteindre les chiffres, sans plus réfléchir.
Enfin, refuser de se laisser contaminer par des mouvances managériales et par leur novlangue.
Je ne vise pas les responsables d’institutions, je dis qu’il y a une idéologie qui se perpétue et qui a pour but de transmettre ces méthodes d’organisation du travail qui sont de véritables délits de disciplinarisation des salariés. C’est ce que les salariés en disent quand ils décrivent les violences dont ils sont l’objet sur leur lieu de travail : travail en sous-effectif, réorganisation permanente, flexibilité…
Il faut se départir de cette mouvance pour retrouver des grilles de lecture et des moyens d’action pour peser sur les réalités, sur les contraintes imposées par le pouvoir qui nous encadre.

La novlangue : il faut interroger le vocabulaire qu’on utilise.  Plutôt que de parler de risques psychosociaux, parlons de risques socio-psychiques, puisque c’est l’environnement qui produit une série d’effets sur les individus.

Il est fondamental de favoriser des pratiques de mobilisation collectives, qu’elles passent par une organisation syndicale ou par des collectifs plus informels, par des groupes de pression sur des institutions politiques, il faut questionner les normes qui nous encadrent.

Remettre le travailleur au cœur des rapports de force implique de refuser de transformer des questions politiques comme le travail, les normes, en simples questions de responsabilité individuelle et d’adaptation personnelle

 

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