La souffrance psycho-sociale des travailleurs

 

Constats et recommandations vers les responsables d’organisations publiques et privées non marchandes.

 Journée du 13 décembre 2018.

Intervenants :

  • Jean Cornil (JC), Animateur du débat, essayiste, membre du comité de rédaction et conseiller politique à PAC
  • Jérôme le Maire (JLM), Réalisateur, scénariste et cameraman 

  • Pierre Mols (PM)chef de service urgences du CHU Saint-Pierre à Bruxelles.

 

JC : J’ai à mes côtés Jérôme le Maire, réalisateur de ce magnifique “Burning Out” et Pierre Mols, chef de service des urgences de l’hôpital Saint-Pierre.  Je vais me permettre de leur poser quelques questions puis je vous donnerai la parole.
Ce qui m’a frappé sur la qualité de ce documentaire, c’est pour moi un documentaire sur le lien, un lien abîmé.  J’ai beaucoup aimé la métaphore en permanence entre le monde de la biologie, la nature, les cellules, les virus, les bactéries et le monde humain. Ainsi que le passage esthétique entre le violoncelle et Bob Dylan.  Ce qui m’a frappé aussi c’est d’avoir l’impression que la caméra est absente, que vous êtes vraiment en arrière fond.
Pourquoi avoir choisi pour Burning Out (à travers le livre de Pascal Chabot) un hôpital, quelles sont les difficultés que vous avez eues (autorisations pour filmer en direct) ?
Les gens parlent comme si vous n’étiez pas là, ce qui est très émouvant et significatif.

JLM : Par rapport aux deux termes que vous avez utilisés qui disent la même chose, mais dont un est plus approprié que l’autre, à savoir : la caméra est invisible ou n’est pas là, je cautionne totalement.  Je ne suis pas là, pas de doute.  Je suis là et la caméra n’est plus là.  La caméra a disparu au bout d’un moment mais moi je suis très présent et je deviens même un personnage du film.
Tout cela prend un temps énorme.  Si c’est un film sur le lien, c’est aussi un film sur le temps.  C’est peut-être le lien qui se démolit à cause du temps, une notion de cet ordre-là.
Pour aller au contact des gens qui sont en souffrance et les faire parler de leur souffrance, s’exprimer sur leur souffrance, c’est quelque chose d’extrêmement complexe, qui prend du temps et qui demande un réel échange.
Je suis arrivé dans cet hôpital un peu par hasard.  Je réfléchissais depuis un an à faire un film sur cette problématique du burn-out en la traitant comme Patrick Chabot dans son livre « Global burn-out » l’a fait, à savoir comme étant une pathologie de civilisation, comme un mal, un syndrome dont je suis co-responsable.   Que je l’aie ou pas, que je l’attrape un jour ou que je l’aie attrapé ou pas, je suis dans cette société qui produit ce syndrome.
Je cherchais un endroit, un collectif en souffrance et je voulais voir quels étaient les ressorts de cette souffrance, d’où elle vient et voir en direct, prendre conscience avec les gens de ce qui était en train de se passer.
Un jour, Patrick était invité par MC. Becq (l’anesthésiste du film) à l’hôpital Saint Luc pour une conférence sur son bouquin.  J’ai assisté à cette conférence et j’ai remarqué qu’il se passait quelque chose.
J’ai fait connaissance avec Marie-Christine, qui s’est dit que si je faisais un film sur le burn-out, ça pourrait l’aider à porter cette toxine auprès du collectif. J’ai reconnu MC comme étant un personnage caractéristique de ce genre d’événement.  Dans le jargon des soignants, on appelle ça un « toxic handler » ; une personne qui, parfois à son insu, se lève quand il y a une problématique et la montre en disant « nous avons un problème, nous devons agir ».
MC est vraiment le cas typique de ce genre de personnage.  Je me suis dit que c’était un personnage extraordinaire à suivre, que c’était elle qui allait réveiller le système jusqu’à ce que le système prenne des mesures pour éradiquer ou enrayer la problématique.
Suite à cette conférence, il m’a fallu un an de repérages, de rencontres avec ces gens, de compréhension, d’observations et de réflexions sur comment fonctionne la dynamique du bloc opératoire.  L’autorisation de tournage est arrivée après 6 ou 9 mois d’observations, puis on a commencé à tourner.  Le film se déroule pendant un an.  Avec l’année de réflexion, ça fait trois ans avant que le film soit dans la boite et il faut encore un an pour le faire.
C’est quelque chose qui se passe sur le temps, ce qui est tout à fait en phase avec la problématique dont je parle qui nécessite du temps, qui a mis du temps à s’installer et mettra du temps à s’en aller.

JC : Il y a aussi un message très clair dans le déroulé du documentaire, c’est l’échec des audits extérieurs et l’échec du transfert du pouvoir du corps soignant vers le corps administratif et financier.  Et la ré-appropriation à la fin au travers de le boîte de Pandore puisque ça se termine sur « c’est un premier pas pour construire un nouveau paradigme et ré-enchanter tous ces blocs opératoires ».

JLM : Oui, au travers d’un lien qui se fait.  Je suis devenu un personnage du film parce que dans mes années d’observation j’ai remarqué que le fait d’arriver avec cette problématique et de me présenter en disant « je veux faire un film sur le burn-out et je viens observer les mécanismes », beaucoup de gens m’ont dit « et vous venez ici ? »  C’était à la fois « vous prétendez qu’il y a le burn-out ici ? » ou « tiens, on peut parler de cette problématique ? »
Le groupe se protège aussi et quand j’ai commencé en 2014, c’était une problématique qui n’était pas comme aujourd’hui où on accepte d’en parler beaucoup plus facilement.  La preuve, nous avons un référent d’un hôpital qui vient en parler.  Je pense qu’il y a 4 ou 5 ans on en était plutôt à dire : « non, pas chez nous quand même, pas chez telle société d’assurances et surtout pas dans un hôpital ».
Il y a une question de confiance les uns envers les autres pour pouvoir parler de cette problématique.

JC : Ils vous tutoient, donc je me trompe, vous étiez bien là, puisqu’il y a ce tutoiement.  Vous étiez d’autant plus intégré dans l’équipe.

JLM : Je suis belge, donc je tutoie plus facilement.  En France, ils ont tendance à garder le vous et à mettre un peu à distance.  Le fait d’arriver en tant que belge, en tant que « tutoyant » a fait quelque chose.  J’avais une cote de sympathie d’emblée.
Quand ces grands chirurgiens m’observaient, les observer pendant un an avec mon petit calepin, ils se demandaient si je ne faisais pas un peu taré. Le fait que je sois belge expliquait pour eux qu’ils ne comprennent pas tout. Cela m’a permis de pouvoir rester là pendant un certain temps.
Je dois dire que j’éprouvais de manière très forte ce qui se passait là-bas.  J’étais profondément atteint moi aussi par l’ambiance épouvantable qui régnait dans le bloc.
J’étais perméable à ça et je ne leur ai pas caché.  Un moment donné, j’avais mal au dos.
Je leur ai expliqué que, même si ma caméra n’est pas lourde, ce qu’il y a dedans est lourd.  Tout ce que je prenais comme paroles, comme sensations, était terriblement dur à porter.
Je prenais aussi un énorme risque en arrivant là-bas.  Il pouvait y avoir un drame à tout moment et je pouvais être co-responsable de ce drame.
Quand il y a eu cette engueulade avec le professeur Sarfati, la direction est venue me trouver en disant qu’ils voulaient voir les images.  Je devais faire très attention de garder la barre en refusant qu’ils voient les images.  « Ce sont mes images, elles ne peuvent pas vous servir, elles serviront au film, à quelque chose qui apparaîtra des années plus tard.  Je garderai la séquence si elle a quelque chose à raconter. »

JC : Ils ont vu le film ? Qu’en ont-ils pensé ?

JLM : C’était en plusieurs fois.  La première fois, j’ai dû le montrer à quelqu’un du collectif, contractuellement, j’étais lié avec l’hôpital.  Je devais leur montrer le film et ils s’autorisaient le droit de faire des remarques.  J’avais indiqué que je garderais le « final cut » en tant que réalisateur. C’est une œuvre d’art, c’est moi qui fais le film, mais je tiendrais compte de leurs remarques. J’ai dû aller montrer le film un peu avant la fin du montage. J’étais hyperstressé.  On est descendu à Paris avec le monteur et un producteur.  Là-bas, il y avait deux producteurs plus un assistant.  Eux sont arrivés en force avec l’attaché de presse, la directrice de l’hôpital, le bras droit du chef de l’Assistance Publique Hôpitaux de Paris.  Pendant la projection, ce monsieur prenait des notes frénétiquement, il retournait ma note d’intentions, tous les documents que j’avais envoyés, la convention qu’on avait signée, il surlignait etc.
Je pensais qu’il allait me dire « hors de question que le film paraisse ».
La première chose qui s’est passée c’est qu’il a dit à la directrice : « dites-moi ce que vous en pensez, Madame ».  Et elle, qui est humaine, a répondu : « je n’ai pas le beau rôle, je ne me trouve pas à mon avantage.  J’ai l’air pâle, fatiguée et j’ai l’impression que je ne comprends rien quand je vois ce film. »
Elle était tellement franche que le bonhomme s’est dit : « tiens, il n’y a rien de mal ». Il n’était pas déstabilisé mais il a changé très rapidement.  La directrice avait changé de paradigme.
Ils m’ont laissé aller : aucune censure.  En amont, j’avais une autorisation, un blanc-seing que j’avais dû âprement négocier.  Je leur avais dit : « vous pouvez me demander des nouvelles plusieurs fois pendant l’année, vous pouvez visionner les rushes… »
Ils ont laissé faire et je trouve cela extrêmement intéressant. On pourrait croire qu’ils sont inconscients, or c’est le contraire qui se passe.  Ils prennent conscience au fur et à mesure du processus.
Le fait d’accepter que je tourne un film sur cette problématique-là était déjà d’un courage énorme ; c’était reconnaître qu’il y avait une problématique et qu’on pouvait en parler.  Accepter le film, c’est accepter qu’il y ait des remous.  Il y en a eu, évidemment.
Suite au film, les syndicats ont réagi.
Tout ce qui était périphérique au lien n’a pas eu l’importance que tout le monde craignait au début.
Ça n’a pas été le scandale.  C’est un travail qui est toujours en cours aujourd’hui, où petit à petit les gens essayent de se reconnecter et essayent de reconstituer le collectif.

JC : M. Mols, quel est le regard que vous portez sur ce documentaire ?  Vous vous y retrouvez, vous avez vécu ça ? Y a-t-il un parallèle entre Saint-Louis et le service des urgences de l’hôpital Saint-Pierre ?

PM : Je suis impressionné par le film.  Vous êtes parvenu à être un mur blanc qui enregistre le vécu et il y a des scènes de véracité impressionnantes. Il faut savoir que vous avez choisi un milieu très particulier, la salle d’opération.  La gestion d’une salle d’opération est extrêmement compliquée pour de multiples raisons.  Ça a été très bien dit dans le film, le chirurgien est un Dieu.  Il a un mépris majeur pour l’anesthésiste.  Il a traité l’infirmière anesthésiste d’une manière inacceptable.  Pour moi c’est très grave, même si on est professeur, parce qu’on ne s’exprime pas comme ça.

C’est compliqué la salle d’opération parce que vous avez une activité « programmée, dite chirurgie froide » qui entre en conflit de programmation avec l’activité « non programmée dite chirurgie chaude en provenance essentiellement du service des urgences ». C’est le cas des hôpitaux de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) comme de celui de tous les hôpitaux disposant d’un service d’urgence.

Si vous ne disposez pas d’une analyse de l’organisation des programmes opératoires et de l’épidémiologie de votre quartier opératoire vous ne pourrez pas appréhender les conflits de l’activité programmée et non programmée.

Il faut aller loin dans cette analyse pour permettre la réalisation sans heurt  de ces deux types d’activités, et ainsi construire une planification honnête  répondant à l’activité réelle du quartier opératoire avec des plages de soupape qui devraient permettre l’une ou l’autre activité.

C’est une histoire que l’on vit aussi à l’hôpital Saint-Pierre.
L’organisation du quartier opératoire est difficile, toujours difficile.
Ça, c’est pour le choix de votre lieu de tournage.

Existe-t-il un parallélisme avec les services d’urgence ? Oui, il y en a un.  L’augmentation de la fréquentation des services d’urgence en Belgique est de l’ordre de 5 à 10 % par an, à espace constant et à cadre constant.  Ce n’est pas très difficile de saturer un système et quand un système est saturé, les personnes commencent à se « taper dessus ». Je connais ce parallélisme.

JC : Je pense que le parallélisme, la thématique, c’est la souffrance au travail, c’est ça qui est extrêmement important.

PM : J’y arrive. En 2004, dans mon service, j’ai eu 7 démissions successives d’infirmiers. On s’est rendu compte qu’il y avait un problème et on a commencé à réfléchir avec l’institution et le service sur les causes et les remèdes possibles.
A surface de service constante, le centre névralgique du service (local infirmier, bureau médical, pharmacie du service) a été déplacé de l’avant vers le centre du service, et à l’avant du service un Accueil de Première Médicalisé a été créé.

Avant 2004, quand on passait dans la salle d’attente, on avait comme un coup de poing dans le ventre tellement il y avait une tension, une agressivité dans la salle, simplement parce qu’elle se remplissait.

Après 2004, tous les patients ambulatoires rencontraient un médecin généraliste et un infirmier.  Si le cas n’était pas relevant, il était renvoyé soigné vers la médecine générale.

Grâce à ce système, 60 % des patients ambulatoires qui représentent la moitié des patients inscrits aux urgences repartaient à domicile. Ceci a permis d’amener de la sérénité dans le service et permis à l’équipe de se consacrer aux patients malades et de mettre tout son génie à trouver les diagnostics et à traiter et orienter correctement les patients les plus graves.

Tout système a évidemment ses limites, il suffit d’augmenter le nombre d’entrées pour faire dysfonctionner n’importe quel système.  On n’est pas loin de nouveau d’un problème de dysfonctionnement.  Nous devons de nouveau réfléchir aux nouvelles stratégies pour apporter des solutions, stratégies complexes forcément.

JC : Pour poursuivre votre réflexion, vous faites appel à un audit ou bien c’est un travail interne de consultation d’avis, de réappropriation par l’ensemble des professionnels des soins médicaux ?

PM : Les deux probablement.  Le patient aux urgences est vu par trois personnes de référence qui en sont responsables : le médecin (fabricant de diagnostic), l’infirmier (l’art de la procédure) et pour l’hôpital Saint-Pierre, l’infirmière sociale ou l’assistant social parce que nous avons une telle précarité que nous avons besoin de conseils pour savoir comment soigner les malades précaires.

Quand nous avons des problèmes, il y a une stratégie et une réflexion de chacun des secteurs puis on rassemble nos idées, on les confronte à celles de la direction. On est dans un bouillon de culture qui est positif plutôt que négatif.
Dans le film, les gens ne s’écoutaient pas.
La boîte à idées a permis que les gens commencent à parler et à s’écouter.

JC : Donc vous ne ressentez pas trop cette culture managériale dominante qui infuse tous les secteurs marchands et non marchands de la société. Votre métier reste une passion.  Dans le film, M. le Maire, on a beaucoup parlé de désenchantement du monde, selon les paroles d’un certain nombre de protagonistes.  Votre monde, à l’hôpital Saint-Pierre, malgré les difficultés, reste un monde enchanté qui a un sens.

PM : Pour moi oui, je pense oui également pour la plupart des membres de l’équipe des urgences.  Mais que veut dire « venir avec des étoiles dans la tête » quand on a 65 ans ?  Ça veut dire être passionné de transmettre ce qu’on connaît.  Ce que nous faisons à toutes les remises de garde le matin ! Les aînés montrent comment arriver à fabriquer un diagnostic. Cette remise est suivie (20 à 25 personnes chaque matin) et nous partageons notre métier en analysant positivement les quelques prises en charge les plus difficiles.
C’est un moment privilégié de partage, de compagnonnage et où la médecine d’urgence rime avec qualité humaine, respect du patient et des travailleurs de l’urgence, et respect des valeurs de l’hôpital public qui nous permet de réaliser ce type de médecine.

La médecine d’urgence exige une connaissance énorme, nous avons donc spécialisé les compétences du duo médecin/infirmier.  J’ai des spécialistes en Ebola, en médecine de catastrophe…
Ils sont reconnus par l’hôpital.  Quand je vais discuter un plan catastrophe, je prends avec moi mon infirmier référent et je dis à la direction : « cette personne-là a autorité sur moi parce qu’il est plus compétent que moi.  Je prends ses conseils et c’est ceux-là que je valide ».  C’est connu de toutes les directions.  Quand vous agissez comme ça, les gens viennent travailler avec cœur.
La psychiatrie, la gériatrie, la toxicologie, tous les domaines sont hyper spécialisés et vous avez des référents qui font autorité et sont respectés.  Ce qui est dommage, c’est que les infirmiers ne sont pas considérés à la juste valeur de ce qu’ils produisent. Quand vous regardez la carrière d’un infirmier, financièrement elle est linéaire.  Il ne va pas augmenter très fort son revenu par rapport à un médecin.
Il y a des injustices auxquelles il faudrait remédier pour garder dans l’hôpital cette chimie particulière et cet enchantement.  Mais s’il n’y a pas d’enchantement, alors on entre dans des systèmes comme décrits dans le film.  L’autorité du chef fait beaucoup pour que cette chimie fonctionne ou pas.

JC : On a beaucoup parlé dans le film de désenchantement du monde, selon les paroles de nombreux protagonistes.  Monsieur le Maire, vous avez cet enchantement ?

JLM : Le film est certes un film sur l’hôpital, mais ce n’est pas un film d’hôpital.  Je comprends que vous soyez passionné parce que vous êtes dedans et que vous voyez l’organisation et les lois de l’organisation, mais c’est principalement  un film qui parle de gens qui sont empêchés de travailler, qui ne sont pas reconnus, qui sont constamment entre deux objectifs, à savoir leur objectif, leur métier, soigner et à qui on demande de faire du chiffre.
Cette obsession du chiffre, ce diktat du chiffre dans nos vies, dans notre système, chez vous, Monsieur Mols, chez moi, JLM, on a une obsession du chiffre.  Je me demande si vous rencontrez aussi des difficultés à cet endroit-là.
La salle d’opérations est un endroit extrêmement complexe, vous l’avez dit.  On comprend tout de suite que c’est insoluble.  Mais tous les gens qui ont un certain âge dans le film m’ont dit : « il y a quelques années, on travaillait plus, on souffrait moins ». Ils se plaignaient moins, parce qu’ils n’avaient pas ce manque de satisfaction, voire cet empêchement au travail.
Sarfati arrive et on le met dans une spirale négative : on lui dit, si tu ne fais pas du chiffre, tu n’auras pas de quoi embaucher du personnel et acheter du matériel.  Sarfati et d’autres me l’ont dit, ils font des opérations qui ne sont pas nécessaires.  C’est connu de tous.  Les hôpitaux pour le diktat de la rentabilité sont obligés de fonctionner à la tarification.
MC Becq, l’anesthésiste, endort des patients qu’elle n’a jamais vus en consultation.  Elle ouvre un dossier le matin.  C’est hyper stressant. Ce n’est pas productif non plus.
Je suis toujours resté en dehors du fait que le patient souffre.  Je ne le dis pas dans le film et je ne le dirai pas ici.
Rencontrez-vous aussi M. Mols des difficultés de cet ordre-là, vous à votre niveau, avec des impératifs de rentabilité ?

PM : OUI, vous avez tout à fait raison, et NON, je ne suis pas concerné.  Oui, vous avez raison, parce que vous avez choisi un milieu qui est évalué sur sa productivité.  Moi j’ai la chance d’être dans un service où je ne dois pas travailler à améliorer ma productivité, parce que je sais que chaque année, mon chiffre de fréquentation augmente de 5 à 10 %.
Depuis 20 ans que je suis chef je n’ai jamais imposé du chiffre, j’ai imposé de la qualité.
Je suis dans un système très particulier, j’approuve tout ce que vous dites, mais les urgences ne sont pas un bon exemple.  Si nous travaillons la qualité et qu’on n’étouffe pas les infirmiers et les médecins, on peut survivre.  Mais vous avez raison, j’observe ce souci de rentabilité dans tout l’hôpital.
Moi je m’en fiche, parce que les gens viennent de plus en plus aux urgences.  Mais je veux de la qualité, je veux de la réflexion, du respect du patient, de l’humanité.
C’est pour ça que les gens viennent en stage à Saint-Pierre où j’interdis qu’un post-gradué travaille plus de 48h, gardes comprises.  Allez voir ce qu’ils travaillent là-bas à l’APHP, c’est effrayant, c’est inacceptable. Allez voir également dans les autres hôpitaux en Belgique !  Je suis dans un système particulier.

JC : Le fait que vous soyez dans un hôpital public n’a pas une influence particulière ?

PM : Dans le film, c’est aussi un hôpital public, mais l’hôpital public français, est aussi l’hôpital académique.  Chez nous, c’est différent.  Nous défendons les valeurs de l’hôpital public, c’est-à-dire accepter tout le monde et essayer de soigner tout le monde mais nous ne sommes plus académiques au sens de la loi.
Une petite réflexion sur le futur qui attend l’hôpital belge : nous allons devoir travailler de plus en plus au forfait.  Si vous venez avec une appendicite et que vous faites de nombreux examens, des radios, un scanner, du labo, vous toucherez 100€.  Vous faites un examen, vous êtes un bon clinicien, vous toucherez également 100€.
Cela va demander au médecin de faire son métier de base : interroger le patient, examiner le patient, faire un diagnostic différentiel, sortir son portefeuille comme si c’était lui qui payait les examens.
De cette manière, on pourra probablement faire une médecine de qualité avec moins d’examens à la clé mais une médecine qui prendra plus de temps.

En Europe, on est à la croisée des chemins ! La médecine hospitalière va être forfaitarisée et non plus à l’acte, ce qui va radicalement changer la manière de travailler des institutions, mais ne changera probablement pas ce qu’on a vu aujourd’hui dans le film où on constate la saturation de système, où le programmé se mélange à l’urgence et où on vous demande une rentabilité accrue.

Au quartier opératoire, les chirurgiens restent des divas, même s’ils se sont un peu tempérés. Ils veulent que leurs patients arrivent le lundi. Ils veulent l’opérer le mardi pour pouvoir faire une retouche le mercredi ou le jeudi s’il y a un problème, et qu’ils sortent le vendredi.  C’est une vision chirurgicale forte.
Quand vous regardez les admissions chirurgicales non programmées, le maximum c’est le lundi.  Or, ils font tous rentrer leurs patients le lundi.  Les salles sont vides le vendredi et le samedi.  Si on décalait un peu l’activité programmée, on pourrait organiser le non programmé et le programmé.

Là est le cœur du conflit.

JC : M. le Maire, vous souhaitez continuer votre travail sur la question de la souffrance au travail ?  De nouveaux documentaires dans d’autres domaines ?  Par exemple la police qui mène aujourd’hui des actions pour dénoncer un certain nombre de problèmes graves.

JLM : Moins sur la souffrance au travail que sur le lien humain.  Je suis plus obsédé par le lien humain que la souffrance au travail, même s’il y a des corollaires  et que le film est sur les deux thématiques.  Je travaille depuis des années sur le lien et j’ai l’impression que mon métier est un métier de lien. Je passe des sensations que j’ai eues avec des gens ou des perceptions de la vie par l’intermédiaire de l’écran, je relie les gens. Je pense que le burn-out est la maladie du lien.

JC : Merci à vous, je donne la parole au public.

 

Public : Je vois votre film comme un outil thérapeutique très fort.  J’ai l’impression que l’évolution qu’on voit dans le film n’aurait peut-être pas eue lieu si vous n’aviez pas été là.
Je voulais savoir ce que vous avez pu ressentir comme évolution par rapport à votre présence, ce qu’ont pu vous en dire les personnes filmées. Une fois que le film s’arrête, comment cette thérapie continue, comment l’évolution qui a pu démarrer grâce au film continue sans vous ?

JLM : C’est sûr que la situation n’aurait pas été pareille si je n’étais pas arrivé.  Une caméra modifie très fort les choses.  Un film qui a un certain retentissement bouleverse les choses.  Mais je n’en suis pas le responsable, c’est MC qui en est la responsable.  Et avant MC, ce sont d’autres micros événements que hélas dans notre vie on ne voit pas.  C’est une situation assez commune que celle où les gens se disent « je n’ai plus la main, je n’ai plus rien à dire, je vote, mais il y a un agenda caché ». C’est quelque chose d’assez global.
J’ai une influence importante parce que MC a senti que je pouvais être un adjuvant à sa quête.  Au fur et à mesure de mes observations, j’ai remarqué que j’étais en train de bouleverser le système.  En tant qu’observateur, je ne suis pas un observateur caché qui n’a aucune influence.  Les anthropologues au début de l’anthropologie essayent de limiter leurs interactions avec le phénomène qu’ils observent de manière à avoir une observation la plus neutre possible. Aujourd’hui, on observe comment on interagit avec le groupe de manière à tenir compte de l’influence qu’on va avoir dessus pour que l’observation soit la plus pure possible.  Je me suis mis en tête que j’allais influencer les choses.  Un moment donné, j’ai pris la décision d’écrire mon personnage, de dire « je suis un personnage du film » et de l’amener tout doucement.  Si je le montre au spectateur, c’est dans l’idée de dire ou de faire sentir qu’on a la possibilité de faire changer les choses.  MC n’y croyait pas une demi-seconde.  Elle me disait « contre ces chirurgiens et ces administratifs et ces cent mille personnes qui forment les hôpitaux de Paris, je ne suis rien, une goutte d’eau dans l’océan ».  Et en fait, elle change les choses, il se passe quelque chose.  Aujourd’hui elle n’en revient toujours pas alors que le film est sorti depuis deux ans.  Elle n’arrête pas d’être demandée pour des conférences ou des questions/réponses.  Elle a été demandée par l’assistance publique pour créer une commission de vie hospitalière et pour en être la présidente. Elle a refusé la présidence mais elle est co ou vice-présidente et il y a une commission de vie hospitalière qui se réunit régulièrement.
Depuis, elle essaye de faire changer les choses, même si elle est dans un endroit académique avec un pouvoir très hiérarchisé, très stratifié, ce n’est pas facile.  Elle lutte encore, il y a encore des remous, une ambiance difficile, mais il y a un travail qui est en cours.  Petit à petit, à tous les étages, il y a une prise de conscience.  Elle est très simple, mais très compliquée : « je peux agir sur le système ».
Pour que tout le monde, collectivement, se dise : « je peux agir sur le système », il faut que un par un on soit convaincu de ça et c’est un travail difficile.
J’aimais beaucoup ce que M. Mols a dit : « je m’en fiche, tant pis si la hiérarchie m’a entendu, mais moi je prends une autonomie et je retourne à la conquête de mon espace de travail, de l’influence que j’ai sur l’espace de travail ».  Ce n’est pas évident, il y a des systèmes qui sont plus perméables, plus malléables et qui écoutent.  Vous êtes là depuis longtemps, vous avez pu imposer votre personnalité et vous êtes un mâle dominant.  Ce n’est pas facile, il faut le négocier.  Prendre cette initiative de ne pas être nécessairement dans les clous et de refuser quelque chose de dangereux, de pathogène, c’est vraiment important.

JC : Merci, Monsieur le Maire.

Public : Je voudrais soulever quelque chose : dans le film, les stéréotypes hommes/femmes sont très puissants, on assiste à une transformation d’un système patriarcal à un système matriarcal où les femmes se sont soulevées.  C’est grâce aux femmes aussi qu’il y a une révolution.  L’homme n’est pas mis en valeur dans le film alors que la femme est très forte.

JLM : Ce n’était pas prémédité, ce n’est pas un message politique ou autre, ça s’est passé comme ça.  C’est une observation assez intéressante.  Effectivement, on voit Sarfati (le rhinocéros), qui au début du film représente le méchant, le type qui fait accélérer la cadence et n’en a rien à faire. A la fin du film, il met un genou en terre.  Je le trouve très beau, il est touchant à ce moment-là.
Effectivement, c’est MC qui m’appelle et me dit qu’il y a un problème, c’est elle qui dit que la direction doit absolument faire quelque chose.   Avec Sabrina et d’autres elles arrivent à convaincre les gens un à un qu’on peut faire quelque chose et qu’on doit s’écouter.

JC : M. Mols, vous n’êtes ni mâle dominant, ni rhinocéros ?

PM :  Je laisse aux autres le soin de dire ce qu’ils pensent de moi, mais c’était très touchant de voir ce Dieu sacré mettre un genou en terre.
Petite statistique : quand nous avons commencé nos études de médecine, il y avait 80 % de garçons et 20 % de filles.  Aujourd’hui, c’est l’inverse.  Ça pose un problème et une dimension dans la réflexion.  Non seulement il y a une désacralisation du médecin mais ensuite les jeunes médecins veulent baisser le rideau à 17h, avoir une vie sociale, une vie de famille ce que notre génération se refusait.  Il y a beaucoup de choses qui changent qu’il faut peut-être essayer de montrer.  L’aspiration des jeunes est différente de l’aspiration des vieux et il y a une confrontation de générations entre le vieux qui roulait jusqu’à ce que le travail soit fini et pas jusqu’à ce que le shift horaire soit terminé.

JC : Merci Monsieur Mols.

Public : Je trouvais assez sidérant de voir la voie du changement proposée par la direction qui est un audit aussi obsédé par le diktat du chiffre et de la rentabilité et qui est finalement un échec cuisant.  Puis ce que vous proposez comme audit, qui n’en est pas un, mais qui marche parce qu’il s’agit d’autre chose que la rentabilité.  Si c’était la direction qui avait fait appel à vous, est-ce que ça aurait eu le même effet ?

JLM : Sarfati, après quelques mois d’observation et de repérages, me dit un jour « ils vous paient combien ? »
JLM : « Mais qui ? Le producteur ? «  S : « Non, la direction ».
JLM : « Vous ne croyez pas que je suis envoyé par la direction ? «  S : « Mais si, bien sûr ! »
JLM : “Je n’ai rien à voir avec la direction.  Je suis venu de mon côté et j’ai du mal à maintenir ma position par rapport à la direction. »
Ce n’est pas possible qu’une direction m’envoie comme ça.  Mais je connais les gens.
Je me suis basé sur le travail de certaines personnes.

J’ai rencontré Patrick Mesters, le fondateur du Burning Out Institute.  Il est psychiatre et reçoit des gens qui sont dans le burn-out, en souffrance.  Il les suit et essaye de les sortir de cette problématique.  Il est aussi une sorte de « ghostbuster » du burn-out.  C’est un type qui rentre dans le système et qui a la prétention de le « dé-burnouter ».  Quand il m’a parlé de ça, j’étais très intéressé.  Il n’a pas voulu être filmé, arguant que c’était trop sensible et surtout trop long.  Quand il entre dans un système pour le « dé-burnouter », il lui arrive d’en sortir dix ans plus tard.  Comme je ne suis pas obsédé par l’idée de filmer, mais que je voulais comprendre, il m’a ouvert les portes de son antre de travail.  Il travaille en groupe pour le « dé-burnoutage » des systèmes de travail, avec des collègues sophrologues, coachs etc. qui prennent des contacts dans la société civile.  Des gens les appellent pour des conférences, pour une analyse. Parfois des gens qui sont en consultation chez lui retournent au travail et remarquent qu’ils reviennent au même endroit avec la même problématique et vont à nouveau retomber.  Ces personnes se retournent vers PM et essayent de le faire entrer pour changer quelque chose au système.
Je les ai observés travailler ; ils ont beaucoup d’instruments (graphiques, techniques, références, citations, exercices…) mais ils ne font qu’une chose : contaminer le système avec des valeurs. Un système qui est fermé et qui surchauffe, neuf fois sur dix c’est un problème de valeurs.  Il n’y a plus de valeurs dans le système, sauf la rentabilité, qui est quelque chose de froid et qui n’est pas une valeur.  L’argent n’est pas une valeur, contrairement à ce qu’on entend. Les vraies valeurs ont l’air de disparaître, d’être mises au rebut.

C’était un test grandeur nature de voir si je pouvais entrer dans un système et si je pouvais avoir une influence.  Je triche moi aussi, c’est un film et c’est moi qui l’ai monté.  Mais il s’est passé quelque chose entre MC et ses collègues.  Une idée, il suffit de la nommer pour la faire exister.  Avec ce film, j’espère que, si on a une influence sur le système, cela fera des petits et ça en fait puisque vous êtes là.

Public : J’ai un profil un peu atypique, puisque je suis médecin oncologie et directeur médical d’un hôpital.  Je voulais dire que Pierre Mols, même s’il est un homme fort et ferme, a une certaine chance de diriger un service qui est la porte d’entrée d’un hôpital et qui sert à la rentabilité de l’hôpital.  Je voulais dire qu’une direction a aussi de la pression, la pression politique, financière et qu’elle doit aussi gérer ça.  Perte de sens, perte de valeurs, c’est quelque chose qu’on ressent un peu à tous les échelons de l’hôpital.  Je voulais faire part de ça et je pense qu’il y a un autre point qui est extrêmement important, c’est d’aborder la culpabilité que peut engendrer la présence du burn-out pour la direction dans son hôpital et comment la gérer.

PM : Dans toute institution qui a un certain nombre de travailleurs, (il y en a +/- 2500 à l’hôpital Saint-Pierre), il y a des endroits où il y a du burn-out.  Être coupable de ça, non.  Cela fait partie de l’existence.  Le reconnaître et voir comment je peux le gérer, prendre en charge les gens, oui.  Ce sont des stratégies de direction importantes.  Si quelqu’un se déclare en burn-out, il faut être proactif pour changer le terrain.  Constater c’est une chose, changer c’est complexe.

JC : Vous sentez aussi, M. Mols, la pression financière et politique malgré le caractère relativement atypique de votre service ?

PM : Oui, clairement, de plus en plus.  On est bombardés de chiffres.  Je ne les regarde pas trop tant qu’ils sont verts.  Quand ils sont oranges ou rouges, je vois ce que je peux faire.

JLM : C’est le politique, pas la direction, vous avez tout à fait raison, Madame.  La directrice est quelqu’un d’admirable.  Ça a été très dur pour elle de voir le film.  Après l’avoir vu quelques fois, elle a compris qu’elle n’était pas le mouton noir du film.  Je filme le burn-out et elle n’est pas dans son milieu, elle n’a pas du tout la même observation que nous, les spectateurs du film. Si je l’avais incluse dans le film, on aurait dit qu’elle avait un supérieur qui lui demande des comptes et que le diktat du chiffre est au-dessus d’elle.
On dit que ce sont les politiciens, mais les politiciens, c’est nous, ce n’est pas ceux qui nous dirigent.  Eux font ce qu’ils peuvent, mais nous sommes responsables du diktat de l’économie.
Tant qu’on ne fait pas son ménage intérieur, qu’on voit le problème dans l’oeil de l’autre et qu’on veut le combattre chez l’autre, tant qu’on ne regarde pas notre propre responsabilité dans ce diktat du chiffre et cette croyance que c’est ce qui va nous sauver, on ne s’en sortira pas.  Il faut travailler soi-même la problématique.

Public : Il y avait aussi un aspect sur la violence, la violence institutionnelle, mais aussi la violence au quotidien, la violence des mots.  Il y a eu des larmes, des moments où c’était assez dur, même pour le spectateur.  Ce n’est pas évident d’être dans la pièce au moment où ça crie, ça s’insulte.  L’agressivité est là, parce qu’il y a la charge professionnelle.  Les professionnels vous ont-ils parlé du fait que cette agressivité est aussi responsable du burn-out ?
Malgré la présence de la caméra, on arrive à capter des moments d’agressivité du quotidien.  Si ça existe avec caméra, qu’est-ce que c’est sans caméra ?

JLM : Pour être resté deux ans là-bas, un an sans caméra, un an avec, j’ai assisté à certaines scènes.  Mais au fur et à mesure, je faisais tellement partie du collectif que je pense qu’il n’y avait plus beaucoup de filtre.  J’étais un des leurs, comme un infirmier ou une aide-soignante qui assiste à quelque chose.  La meilleure preuve, c’est que la scène qui se passe entre Sarfati et Kathia, je la filme à 1,50 m maximum.  Je suis là avec une caméra, mais la caméra a disparu à ce moment-là, ils n’y font plus attention.  Il y a des séquences comme celle-là qui ont lieu quand je suis là, il y en a d’autres qui ont eu lieu quand je n’étais pas là, il y en a eu avant que je filme et il y en a encore maintenant.  Donc je n’ai pas l’impression qu’on m’a caché des choses, que c’est pire ou moins pire avec ou sans caméra.

Par contre, ce n’est pas normal du tout et je suis convaincu que c’est le fruit d’un problème.
Ce n’est pas un paramètre comme vous avez relevé tout à l’heure en parlant des urgences.  Le problème n’est pas l’organisation, le problème n’est pas cet endroit-là, le problème c’est autre chose.  Il y a un problème entre ces gens, ils ne se comprennent pas.

Vous imaginez, dans un endroit aussi stratégique, ne pas se comprendre ?   Et autre chose, ils n’ont pas confiance l’un dans l’autre.  Catastrophique !
Sarfati croit que Kathia n’a pas compris qu’il bascule d’une anesthésie locale à une anesthésie générale.  Il a peur, il voit qu’elle est loin, qu’elle n’écoute pas, qu’elle est partie.
Alors que Kathia est en train d’anticiper parce qu’elle se dit qu’il n’a pas confiance en elle, qu’il ne la comprend pas.
Sarfati triche et met une anesthésie locale alors qu’il sait qu’il faut une générale parce que ça prend moins de temps et qu’il peut mettre plus de patients. Tout le monde est au courant du truc mais ils ne se font pas confiance et ça n’est pas normal.
C’est ça le malentendu et ça on peut travailler dessus.  L’audit va trouver des process pour accélérer, rendre le processus plus carré. Ici on parle de quelque chose de difficilement chiffrable, la confiance entre les gens.
C’est un topique extrêmement important, le lien qu’ils ont entre eux régit l’ambiance. Ça amène à des accidents, c’est évident. Il peut y avoir un drame, et quand c’est dû à ce genre de problématique, c’est trop dommage.

JC : M. Mols, ça résonne en vous, l’agressivité, la perte de confiance ?

PM : Oui, tout à fait.  De tout temps, le chirurgien était le roi dans la salle d’opérations et considérait le reste comme du c….  La médecine s’est complexifiée, les anesthésistes sont devenus des gens tellement importants pour pouvoir faire des chirurgies compliquées qu’il y a eu conflit d’autorité.  Vous avez très bien mis en avant le relationnel, le mépris etc.
Si on reste avec des idées comme ça on ne peut pas travailler correctement.
Quand je voyais le timing, comment il comptait le nombre de plages pour une intervention….
Il y a des impondérables dans les quartiers opératoires, on ne peut pas tout quantifier, il faut laisser des marges.  Le summum c’est le nettoyage, vous l’avez montré, ce sont des champions (17 minutes !).  Ce n’est pas toujours comme ça.  Dans une salle d’opérations, vous devez avoir une succession de chirurgies propres  et en fin de programme, la chirurgie sale, celle où il y a des microbes.

JC : Merci, Monsieur Mols.  D’autres interventions ?

Public : J’aimerais qu’on sorte de l’hôpital et de l’univers des chirurgiens.  Je suis directeur d’une association qui travaille dans le social, un centre régional d’intégration dans le Brabant wallon  qui œuvre à l’intégration des personnes étrangères.  Ce film me parle aussi et j’y retrouve tout une série de thématiques, notamment ce que vous disiez sur le diktat du chiffre.
Aujourd’hui en tant que directeur, je me retrouve dans une position infernale puisque je suis tenu de dire à mes équipes : « faites du chiffre, recevez un nombre de personnes étrangères, multipliez le nombre de dossiers, quitte à bâcler, parce que nos subsides sont basés sur le nombre de dossiers que nous réalisons ».  Si on n’atteint pas un certain chiffre, je vois les subsides diminuer et je me vois dans l’obligation de contraindre l’emploi.  J’en arrive à devoir déposer des CDD parce que je ne sais pas où on va avec les subsides.  Je ne peux plus garantir un emploi à long terme.  Je précarise les emplois parce que j’y suis contraint.  C’est infernal, parce que je viens du monde du social.
Vous parliez des valeurs ; au sein de l’Asbl, je reviens sur ces valeurs : l’importance de l’accueil, de prendre le temps avec ces personnes, l’importance de l’accompagnement social de ces personnes étrangères dans un contexte particulier d’intégration.  On ne peut plus le faire, parce que le diktat politique et administratif c’est de faire du chiffre sinon on n’a pas ces subsides.
Créer des zones d’autonomie, oui.  Je suis très content qu’à l’hôpital, vous y arriviez, moi je ne vois pas comment y arriver.
C’est la question que je vous pose et à l’ensemble de la salle aussi : « comment arriver à résister à ça, comment arriver à se créer cette zone d’autonomie qui nous permet de faire convenablement notre travail tout en ne nous mettant pas en difficulté ? »
J’essaye de protéger mes équipes en essayant de maintenir ça, mais à certains moments, je dois leur dire : « attention, vous êtes à 10 % de moins de dossiers que l’an passé ».
Ma voie est de leur expliquer ça, pour ne pas que les équipes me croient fou, ne me croient pas sur les mêmes valeurs qu‘eux.  Je me rends compte que ce sont des injonctions contradictoires et des choses difficiles à vivre pour moi et pour eux.

JC : Alors, comment résister, M. le Maire, comment résister à la gouvernance par les nombres ?
Regardez les 4400 heures obligatoires pour le décret sur l’éducation permanente, regardez le débat sur les 50 étrangers qui peuvent demander un statut à l’Office des étrangers.  Le nombre est de plus en plus dominant.  Comment résister aux chiffres pour remettre en avant la lutte des valeurs ?

JLM : J’ai lu le livre suivant de Pascal Chabot qui s’appelle : « Exister, résister, ce qui dépend de nous ». Il parle d’ultra forces auxquelles la société actuelle est en prise, des ultra forces comme internet, la finance, qui sont des outils que l’homme a fabriqués et qui tout à coup échappent à son contrôle.  Ça devient des forces anonymes incroyablement fortes, qu’on ne peut plus arrêter et qui ont une puissance énorme.  Comment lutter contre les ultra forces ?
Pascal Chabot parle du fait de reprendre confiance en soi et de revenir à l’intérieur de soi, de faire un travail de nettoyage, de compréhension, de prise de conscience et depuis cet endroit, de se relier les uns aux autres.
On en est tous à se dire : « je me sens seul parce que je comprends que cette problématique va m’écraser ».  On est tous catastrophés par le fait que le système nous emporte.
Qui peut nous donner la solution ? La solution est à la fois individuelle et collective.  Elle est clairement dans le lien qu’on est en train d’établir.
Moi je vous entends, j’entends des revendications énormes portées par les gilets jaunes.  Je me dis qu’il y a plein de gens qui ne sont pas bien, qui sont coincés entre le marteau et l’enclume.  Chacun son style pour se faire entendre, mais je pense qu’il est grand temps de se mobiliser et de se dire que nous avons un rôle à jouer.  Nous ne devons pas rester spectateurs de ce qui se passe mais devenir acteurs de nos vies.

Le fait que vous preniez la parole de cette manière et que vous expliquiez de manière aussi simple et aussi précise la problématique dans laquelle vous êtes nous relie.  Je ne peux pas vous laisser dans cet état-là, je ne peux pas ne rien faire.  Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?  Parler, vous rencontrer après, penser à quelqu’un qui pourrait vous aider, penser à l’histoire que vous avez racontée pour pouvoir la re-raconter.
C’est déjà magistral de dire à vos employés ce qui vous arrive.  Vous communiquez avec eux, vous leur dites :  “on est dans un système qui est catastrophique”.
Le fait d’être ensemble, que vous fassiez un et que vous vous reliiez avec d’autres ensembles pour faire un avec eux vous rendra plus fort.  Il faut passer une masse critique.  Il faut bouger dans le sens qu’on a décidé et pas dans le sens dans lequel on est emporté.

La fin du bouquin de Pascal Chabot est remarquable parce qu’il pose une question.
Il dit « ce qui dépend de nous ».  Que voulons-nous ?  Quel est le programme ?  Qui est aux commandes ?  On a toujours l’impression que ça ne dépend pas de nous, que c’est ailleurs.
L’important c’est de se dire : “que voulons-nous ? où allons-nous ? “  A partir du moment où on définit ça, on y va ensemble et on a un but, se relier et avancer ensemble.

JC : Merci beaucoup.  Une dernière intervention.

Public : Pour introduire mon propos, je suis conseiller en prévention pour les aspects psycho-sociaux.  Mon quotidien est d’accompagner des personnes qui sont en souffrance, de réaliser des audits, également.  Je voulais remercier M. le Maire d’avoir réalisé ce film que je trouve extrêmement juste. Je ne le trouve pas du tout dans la caricature.  Je trouve que vous arrivez à dresser un constat qui est très juste et qui est un point de départ pour moi pour plein de questions.
J’entends aussi un directeur, une directrice qui parlent de culpabilité, qui se posent des questions en termes de pistes de solutions.
S’il y a quelque chose qui m’a marqué dans le film, c’est ça.  Il y a beaucoup de constats, on voit des scènes qui sont très fortes.  Il y a plein de pistes de solutions.
On a une responsabilité individuelle, une responsabilité collective, mais il faut vous dire que vous n’êtes pas seuls.  Il y a plein d’acteurs de la prévention que vous pouvez solliciter qui peuvent vous aider et vous accompagner dans la mise en place, la réflexion et la recherche de solutions.

JC : Merci beaucoup pour votre intervention.  M. Mols, une conclusion à la fin de cette matinée ?

PM : Merci pour ce beau film.  Même si on vit ça tous les jours, c’est poignant et ça met bien la chose en place.
Je n’ai envie de dire qu’un mot : respect.
Respect de celui qui est devant moi, de mon patient, respect des règles…
Avec le mot respect et un peu d’humilité on peut faire beaucoup de choses.  Avoir son cœur ouvert.  Si son cœur est fermé, il n’y a rien qui va pouvoir se faire.  Si vous ne pouvez pas vous remettre en question, il n’y a rien qui va pouvoir se faire.

JC : Merci, Monsieur Mols.  Monsieur le Maire, quelques mots de conclusion ?

JLM : Bravo, j’adore terminer par des mots doux, des mots qui font du bien, qu’on croit désuets ou qui n’ont aucune importance.
Tous les moments de latence, d’observation, les moments de rencontre, les moments comme ceux-ci où on se pose des questions sont indispensables.
En ce qui concerne notre monde de performances dans lequel on croit que c’est « struggle for life », que c’est celui qui est le plus fort, le mieux adapté qui va gagner, c’est une mauvaise lecture de l’observation de l’univers.  Ce qui fait avancer les choses, c’est la collaboration.  C’est la manière dont les gens se lient les uns aux autres, s’observent, s’écoutent et se donnent la main qui fait avancer les choses.  Bien sûr, sur le podium, il n’y en a qu’un qui monte, mais on s’en fout complètement du podium.  Ce qui compte, c’est tout le travail qui est en amont, tout ce qu’on fait ensemble.  Le fait d’être ensemble à réfléchir à une problématique comme celle-là est magnifique. Merci de m’avoir invité.

JC : Merci, M. le maire.  Dans la continuité de ce que vient de dire M. le Maire, je voudrais vous conseiller le livre de Pablo Servigne : « L’entraide, l’autre loi de la nature », qui montre très bien comment la vie biologique mais aussi les sociétés humaines ne sont pas un loup pour l’homme, une concurrence et une compétition effrénées, mais sont aussi et surtout un socle de partenariat,  de coopération et d’entraide.  C’est un livre très important parce qu’il allie les sciences de la nature et les sciences humaines.

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